samedi 31 octobre 2020

En cherchant Majorana

 

"Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que les conquêtes de l’industrie qui ont enrichi tant d’hommes pratiques n’auraient jamais vu le jour si ces hommes pratiques avaient seuls existé, et s’ils n’avaient été devancés par des fous désintéressés qui sont morts pauvres, qui ne pensaient jamais à l’utile, et qui pourtant avaient un autre guide que leur caprice."

                                                  Henri Poincaré

 

Je viens de finir la lecture du livre d'Etienne Klein, "en cherchant Majorana".

Ce livre se consacre à la vie du physicien Ettore Majorana, un génie absolu de la physique des particules et, partant, de la physique quantique.

La vie fort brève, d'Ettore Majorana est fascinante, et le mystère de sa disparition l'est tout autant. 

Ettore Majorana est né d'une illustre famille italienne à Catana, en Sicile. Dès l'enfance, vers 3-4 ans, il manifeste des dons prodigieux pour le calcul mental et ses parents le mettent en scène auprès des voisins à la façon d'un petit Mozart.
Quand je parle de calcul mental dans le cas d'Ettore, il ne s'agit pas de préciser combien font 12 par 17 ou bien 335 par 61. Non. Il s'agit d'extraire, de tête, la racine carrée de 1922 par le cube de 76 ou l'exponentielle de 2,35 à la troisième décimale. 
En fait, Majorana baigne naturellement dans les chiffres; il les comprend et les connait instinctivement à un degré jamais vu. Mais ce n'est bien entendu qu'une infime partie, presque négligeable, de son talent.

En 1926, après de brillantes études, il a l'occasion de rencontrer Enrico Fermi, qui est alors chargé de bâtir l'équipe de physique théorique sur la péninsule italienne, pour permettre à l'Italie de combler son retard sur les autres nations européennes. 

L'anecdote de leur première rencontre décrite de manière succinte sur la page Wikipedia de Majorana et de manière encore plus explicite dans le livre est un condensé de la vie de ce savant : en une seule nuit, il résout par une astuce mathématique, les efforts de Fermi pour formaliser son modèle de l'atome (qui prendra par la suite le nom de modèle de Thomas-Fermi). 

Le 6 Juillet 1929, Ettora Majorana défend son doctorat et obtient la note maximale de 110/110 avec toutes les félicitations possibles. 

Ce qu'il y a de fascinant dans la vie d'Ettore, c'est tout d'abord, bien entendu, son génie absolu, couplé comme c'est souvent le cas à une difficulté à s'insérer dans la vie sociale. On ne lui connait aucune aventure sentimentale et aucune participation à une grande cause de son temps. Il semble traverser la vie indifférent à tout. 

Mais la deuxième particularité de la vie d'Ettore, c'est son refus quasi systématique de se mettre en avant et même de publier ses découvertes, préférant souvent laisser la reconnaissance à d'autres chercheurs, même s'il a anticipé leurs découvertes. 

C'est le cas, parmi de nombreuses exemples, avec l'expérience des Joliot Curie sur certains éléments bombardés par des particules α qui peuvent mettre en mouvement des protons. 

Suite à leur publication, Majorana a l'intuition de l'existence d'une particule sans charge électrique. Il s'en ouvre à Fermi qui le supplie de publier ses résultats, ce qu'il refuse de faire, estimant que sa théorie n'est pas encore aboutie. Quelques temps plus tard, c'est James Chadwick qui mettra en évidence l'existence du neutron, suite à quoi il obtiendra le prix Nobel pour ses travaux.  
Rappelons quand même que cette découverte a mené à la fission nucléaire et donc à la bombe atomique. 

C'est bien simple : Majorana réfléchit sans cesse, il écrit beaucoup, mais il répugne presque systématiquement à publier.

Comme le montre l'ouvrage d'Etienne Klein, ses idées sont tellement transgressives, qu'elles continuent de susciter des débats des dizaines d'années après sa disparition. Elles ne sont d'ailleurs pas cantonnées au sujet des particules physiques et s'ouvrent également aux champs des sciences sociales. 

Parler de la vie de Majorana ne serait pas complet sans évoquer le mystère de sa disparition, à seulement 31 ans.

Début 1938, après des années d'isolement complet pendant lesquelles, il vit pratiquement à l'écart du monde, il devient professeur de physique à Naples. 

Le 26 Mars 1928, il prend le paquebot pour Palerme après avoir envoyé une lettre à sa famille et à l'un de ses amis, dans laquelle il annonce, de manière sibylline, son souhait de mettre fin à ses jours. 

Mais une fois à Palerme il envoie un télégramme à ses parents et une lettre à son ami, Carrelli, dans lequel il annonce que la mer l'a refusé [ il mare mi ha rifiutato ] et il indique qu'il reviendra le lendemain à l'hôtel Bologna de Naples. Il annonce qu'il renonce à l'enseignement. 

C'est la dernière trace que l'on ait de lui. Il semblerait, selon la compagnie maritime Tirrenia qu'il ait effectivement repris le bateau vers Naples. 

Le mystère grandit lorsqu'on s'aperçoit qu'il a vidé son compte en banque et emporté son passeport. 

Sa disparition provoque un émoi considérable. Sa famille met en oeuvre des sommes importantes pour le retrouver. Fermi qui disposait de contacts au sein du parti fasciste réussit à les mobiliser le gouvernement qui effectue d'importantes recherches. 

Fermi écrit notamment, pour justifier l'empressement à conduire les recherches : 

"Il existe différentes catégories d'hommes de sciences : les scientifiques de deuxième rang, hommes de la périphérie inaptes à se relier au centre même de la science, qui font simplement de leur mieux mais ne vont jamais bien loin; les scientifiques de premier rang, qui parviennent à des découvertes de grande importance, fondamentales pour le développement de la science; enfin, les génies, de la trempe de Galilée et de Newton. Majorana est de ceux-là; il a des dons qu'il est seul au monde à posséder. Malheureusement, il lui manque ce qu'il est courant de trouver chez les autres hommes : le simple bon sens". (1)

Les recherches reprennent.
Rien n'y fait. Depuis le 26 Mars 1938, Ettore Majorana ne donne plus de signe de vie.  

Le mystère de sa disparition demeure complet et s'épaissit même fortement, suite à divers témoignages d'amis et de proches et bien sûr à ses dernières lettres. 

Il serait trop long de résumer ici l'ensemble des hypothèses et c'est d'ailleurs une partie de l'intérêt du livre de Klein, que de les expliciter. 


Aujourd'hui, des dizaines d'années après la disparition d'Ettore Majorana, ses thèses continuent de susciter la réflexion. 

La théorie des fermions de Majorana est à l'avant-garde des ordinateurs quantiques du futur. 

En 2020, et contrairement à ce qui avait été affirmé quelques années plus tôt, le débat n'est toujours pas tranché concernant ce que l'on appelle désormais "la particule de l'ange" ( je préfère le nom originel de Fermion de Majorana, même si mon avis ne compte pas). 


La lecture de l'ouvrage d'Etienne Klein a suscité en moi plusieurs réflexions : 

  • Existe-t-il aujourd'hui, des esprits aussi brillants que ceux de Majorana (ou de Galois ou de Newton) ?
Je ne sais pas, mais je ne le pense pas, même si bien sûr, je suis de près de Sabrina Gonzalez Pasterski (et ce depuis que j'ai appris qu'elle avait construit et piloté son propre avion, à l'âge de 14 ans).
J'ai l'impression que la période actuelle incite bien plus à la dispersion qu'à l'approfondissement des connaissances sur le monde qui nous entoure. 
  • Les capacités absolument phénoménales de Majorana peuvent elles être approchées, s'agissant d'individus lambdas ? Et si oui, quelles sont les conditions pour les mettre en avant ? 
On note que les génies sont très souvent issues de familles disposant d'antécédents scientifiques déjà très établies. 
Plus que jamais les idées d'Alexis Carrel de développer les talents, qui ont totalement à tort, été amalgamées au nazisme, semblent pertinentes. 



(1) Citation reprise du livre d'Etienne Klein.



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